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Né en 1970, dans une ville industrielle hollandaise, Serge van DUIJNHOVEN est entré en littérature par la voie de la culture post-industrielle en s’intéressant au monde de la nuit (Le Palais du Sommeil, 1993) et à celui de la techno (Les poètes ne dansent pas, 1995). Non content de les éditer, il produit sur scène ses poèmes, accompagné de son groupe littéraire, sur fond de musique électronique et d’images vidéo ; aimant mêler lettres et notes, il a inclus des CD dans certains de ses ouvrages de fiction et de non-fiction. Il est notamment le fondateur de la revue artistique MilleniuM, le collaborateur de divers périodiques belges et néerlandais (e.g. de Morgen, De groene Amsterdammer), le récipiendaire du prix « Nova Malekodonia » (1995) et l’un des passagers actifs du train « Literature Europe 2000 ». Il vit à Bruxelles. Son dernier recueil de nouvelles s’intitule L’été qui devait encore venir (2007), son dernier livre Aigre-Amer (un hommage lyrique et biographique à Serge Gainsbourg).

 © Rens van Mierlo

BITTERZOET / AIGRE AMER

  de Serge van Duijnhoven.

Publication littéraire de la Maison d’édition Nieuw Amsterdam. http://www.nieuwamsterdam.nl/auteur.aspx?id=505

  • Genre: Poésie, Art & Culture.
  • Coverdesign: Herman van Bostelen
  • ISBN: 978 90 468 0970 9    NUR: 306; 641

http://www.nieuwamsterdam.nl/bitterzoet

Dans ce  livre, composé d’un essay biographique suivi par un vaste réseau de poèmes sulfureux, aigres et amères, Van Duijnhoven s’est mis à la quête de déterminer le “fluidum” énigmatique et paradoxique du sujet le plus scabreux d’Eros , le Poête enfumé d’Aphrodite et aussi le patron scandaleux et éclairé des filles de joie. Y compris un cycle de poèmes (“Requiems pour des cons”) dédié aux grands précesseurs historiques de ce monstre sacré de l’erotomanie et de la complaisance humaine (soit disant de la beauté feminine): Casanova et Lord Byron.

Le 2 mars, Gainsbourg sera mort depuis 20 ans. Et que devrions nous faire? Le rendre hommage, bien sur, en l’écoutant et ré-écoutant, en découvrant ou redécouvrant son immense oeuvre musicale. Mais aussi, ce printemps 2011, en jouissant le  nouveau livre biographique et lyrique de Serge van Duijnhoven: AIGRE AMER – BITTERZOET. Ou en visitant le spectacle litéraire et musicale GITANES & JAZZ qu’on vous propose dans des différentes villes au Pays-Bas et en Belgique.

Gitanes & Jazz est un tourbillon littéraire et un hommage swingant à Serge Gainsbourg. Avec Serge van Duijnhoven (auteur du livre Bitterzoet, un hommage à Gainsbourg), le virtuose jazz Edwin Berg (Milord l’Arsouille au piano), Dichters Dansen Niet, le cinéaste Bastiaan Rombout Lips, Vitalski (Les Chansons de la Haine et de la Pudeur), dj Guuzbourg, Louis Katorz et Pierre Elitair. Pendant le show l’Eau à la Bouche la foodperformer et food designer Arlette van Laar suscitera votre appétit et peut-être vous laissera déguster ! Performances avec aliments! Un peu burlesque et, pour l’occasion, des pralines spéciale Couleur Café. Pour l’agenda des spectacles voyez:

 http://bitterzoetgainsbourg.wordpress.com
 

Trad. Valérie Charbey:

 

le hibou de la complaisance

Je suis petit voleur, grand faussaire, flambeur, vitrolé, dépressif, pessimiste

forcené, fier, tricard, indélébile, maladroit, addict et violent.’

– Serge Gainsbourg, Extrait: Les Inrockuptibles 1988

— —- -. 

Dans une lumière filtrée

il caresse des phrases

avec les yeux d’un condamné

il boit du whisky

dans un verre à dents

fond le glaçon dans sa gorge

le fluide masculin

._. Le beau désespère

le laid joue pour conjurer

le malicieux, Serge

Dans l’alcohol et la nicotine

comme un oiseau sans plumes

il nous fait signe d’un message

des hazards fous

`Bah oui, monsieur Gainsbourg, c’est tout…’

(et un étrange sentiment

de l’optimisme fatale)

`Je suis la femme du Hibou

et de ces nyctalopes de la détresse

et des saisons malades…

et il fait froid

derrière mes yeux noirs!’

– Léo Ferré

 

nyctalope

Ton visage n’est jamais clair

Tu cherches toujours l’énigme

Une partie de toi a disparu

Tu dis que tu en as assez de ce monde,

Grand Dieu-

tu pourrais mourir comme un cerf

ici dans cette chambre

Les bois enfoncés dans une écorce

un trou dans le crâne

de la glace derrière tes yeux

mais personne qui

ne l’ai demandé

Est ce une nouvelle maladie

ou un symptome de l’amour

dans une chambre de malade?

le réveil te le dit déjà

demain tu te réveilleras

nouveau-né

psychopathia sexualis

Ainsi Gainsbourg s’imagine qu’il

pénètre le rêve de Melody; une

maison connue, une patiente,

une frappe à la porte, un petit toc

contre sa tête, un sourir

il pose son sac en cuir de veau

près de son lit, respire

son parfum (Givenchy ou Bardot)

l’haleine du café du soir, mais pas

l’ombre encore de sa peur

elle raconte, il la laisse parler

elle demande si elle doit ouvrir la fenêtre

laisser entrer l’air et la lumière mais

il dit que non. Cette chambre reste,

dit-il, trop petite pour deux personnes

elle demande polie si elle doit se

déhabiller. il acqièce discrètement

prend ses vêtements, les plie et les dépose

sur les draps; tout selon le bon ordre

car nulle passion peut s’éveiller

il humecte de liquide ses yeux légèrement

inflammés, vaporise de la brume

dans son nez, il nettoie

en profondeur les voies respiratoires, appuie

son stéthoscope sur ses épaules

et s’imagine comme il ouvre

ses fesses avec ses ongles, lime

son dos et caresse ses vertèbres

(il pense à du poisson, truite à la

meunière) et ses mains fouillent

entre ses veines qui frisent

comme des veines autour de ses doigts

il farfouille jusqu’au coeur

où il, avant de le multiplier

et le couper en plaques, dépose un baiser

un baiser! Cet art immémoriable

de la retenue

 

 

convoitises pour le dos d’une femme

Les nombreuses pubertés dans sa tête

continuent de tourner comme des moulins

et des prières. Elle s’agite

et se trouve bête

son cul lui fait mal

petites imitations, pas

observés, étudiés, gestes

un doigt qu’elle caresse

le long de ses cils et d’autres

mouvements de ce genre

qu’elle n’a jamais dominés

`cela importe peu ce que

nous souhaitons en penser’

elle en avait fait l’expérience

sur son corps et avait avalé:

des aspirines pour un coeur

saignant et rebelle

kataplexie

Derrière chaque porte commence la nuit

par une température qui chute

un nom épinglé sur le mur

un corps (dedans comme des guêpes en furie)

un oeil (dessus des flocons) qui n’ose plus

s’ouvrir. Des images, des morceaux

de nourriture qui tombent dans la trachée

bruits voisins de la télé (ne veut plus se taire)

des lumières dehors: signes

d’isolation.

Portrait minute

comme une prière

aux conséquenses fatales.

Noctamid merinox, une nuit

sans plus

`Le soleil c’est l’halogène

de la mort.’

– Peter Verhelst

 

La maladie de Végas

L’amitié, fis-tu remarquer, dans cet endroit

c’est un juron. `Ces choses-là je les coupe’

comme si tu faisais un film, collais des

images néfastes dans un cahier, t’en allais

de ce siècle agité sur des jambes cousues

de nylon. Le soleil brille sur cet antre

du jeu comme une maladie et dort

dans le sang de ton corps

de seulement quinze ans. Retour au jour

où ton père nous trouva tout les deux, et

enroula les cordons de nos nombrils sur ses

doigts. Docteur, dans ce climat fondent les murs

de plastique entre le divertissement

les chapelles et leurs musiques

d’Elgar et de Mozart. Qui se marie encore

de nos jour pour avoir des enfants?

Toi et moi ne comptons que pour zéro

et perdons ce que nous pouvions seulement

garder comme connaissances

`Maintenant, le long sommeil qui survit à l’amour, qui conquère même la grimmace de l’amour, l’avait trompé.’

–         Faulkner

Souvenirs de Maren 

(variations sur Histoire de Melody Nelson)

 

I

Nous étions en novembre

sous l’influence de la lune,

affirme-t-elle, – flux et reflux-

sur son corps: Maren

l’année passée

Je ne la connaissais pas

mais Rémi oui

je doit me contenter

de ce qui, après, c’est passé

La lumière au dessus du bar

avait la même couleur

que ce soir, dans les champs

des faisants sautillaient

une lune orange

 

II

Elle essuya de sa serviette

le dessus de son verre vide

`miroir’, dit-elle, `miroir

vole moi mon visage!’

capricieuse

au barman, sa bedaine

ses bretelles, Rémi reconnaissait

ses gestes. Elle connaissait

la nature masculine

l’insondable permanante

fatigue, le feu

qui dans un mariage

est embrasé

la paix ajournée

III

Un an plus tard. Novembre

Les chambres du motel

ressemblent toujours

à une fontaine moussue

un jardin d’hiver duquel

Rémi colle à plat

quelques branches

dans un cahier

Maren qui y

presse son nez

et rit avec la grimace

de l’adultère

dans l’illusion et la pensée

que plus tard que cette nuit

jamais ne sera

 

IV

Le jour fut court, la lune

est orange, et tout

est réglé pour le weekend

les gouttes de chlorure de calcium

deux milligrammes

le frisson, la crampe

la chaleur en sueur

dehors les bruits

d’un hiver venant (pluie, vent)

et enfin après six heures

l’avant goût des ténèbres-

l’amour qui

se finit dans la tête

le sommeil est une mort

trop courte

(le directeur du motel me délivra

discrètement une enveloppe,

dedans:

-un journal

-une note impayée)

Il y a encore un souvenir

de Maren, et Rémi

en visite dans une ville d’eau

tout près d’ici

cet automne

il y avait déjà des signes:

 

 

V

La mer monta avec nous

alors que nous retournions

vers les dunes, où Maren dormait

le jour était cassé

lovés dans le sable

nous regardions

le ressac brun

la côte embouée, les déchets

de poissons déversés

Les enfants et les hommes

cassaient des bouteilles sur les rochers

pour voir si la mer

n’y avait pas laissé des merveilles

sans résultats

 

VI

Maren ne voulait pas voir le phare

mais le moulin

dans la ville d’eau

et elle obtint

ce qu’elle voulait

elle est montée dans les ailes

y tendi les toiles

déchirant son caleçon

un weekend sans fin

l’explication du gros

menier répétée:

`Le moulin tourne fort

Le moulin tourne doux

Le moulin tourne mort.’

sable

 

I

Facile semble la vie en d’autres

mains que celles de la jeunesse

mariage, rêves, la même maladie incurable

dans cette ville, dans cette lumière tu n’es plus

la plus belle, avec la peau la plus fine

Aujourd’hui noté dans le journal:

bu: du cognac dans des grands verres à bierre

embrassé: la femme dans la maison paternelle

Par un matin froid je trouvai

dans mon lit d’enfant

quand j’avais seize ans

la fleur qui une fois, une fois

fleurit dans la nuit

Promesses d’amitié

paroles légères!

L’oiseau du sommeil

ne le laisse jamais s’enfuir

 

II

La maison se remplit d’autres bruits

d’autres couverts, un grand lit

dans la glace je vois

des yeux adultes

d’un autre homme, une autre vie

la satisfaction est le bouillon

des idiots. Qui est l’enfant

d’autrefois? Le chien à mes pieds

l’enfant dans son ventre?

le reste du monde ne commence

ni ici ni ailleurs

Toutes les voies paraissaient ouvertes

maintenant elles semblent coupées

engrais organique, Viandox

la lame d’un couteau sur des milliers

de gorges poilues

Cela t’a encore couté une jeunesse

de savoir comment ces années

seraient compensées par toi

mais il n’y a pas de raison

de ne pas retourner

`Une distance profane nous sépare même de nos meilleurs amis.’

– Vladimir Nabokov

 

hotel Byron

Dans un Jesolo endormi

devant un hotel Birone éteint

il attend qu’elle lui

épluche les peaux mortes

de son visage, entre

les anémones en mèches

et les os de seiches

._.

Elle aime les hommes

comme les hommes aiment les femmes

elle languit de leur présence

s’effraie de leur intimité

elle n’éprouve pas le besoin

de leur demander, non

._.

elle connait déjà la réponse

`Un homme est tout et plus ou moins il est aussi un roi et parfois même un idiot’

– H.C. Pernath

 

cocktails et canapés

Des dames toutes vernies

chuchottent sur les amants

possibles de la soirée

et des choses de moindre importance

L’attente reste

en frise de la séduction

qui sans crier gare se dépose

sur la compagnie. La récompense

d’une soirée à parler

quoi, toi qui pense que

tu le comprends. L’homme qui marche

en dansant sur tes pieds, c’est lui,

Eros, le chorégraphe

endicapé

l’amour moins quelquechose

Le grand sentiment s’en va habillé

en intrigues

tu transpires de compréhension

tu vois comment le bord

de son slip épouse

ses fesses

la courbe de sa cheville

répond à la courbe

de son cou

le voit-elle aussi?

ou le sent-elle aussi?

mais non

sans une once de compréhension

tu ramasses au petit déjeuné

les miettes

de ton assiette

des signes qui manquent

Femme apollonique, sans

montre à ton poignet

raconte autant qu’il se peut

s’il y avaient des possibilités

des années soixante-dix

la ceinture de cannaux autour

de tes hanches, le soleil qui

roulait hors de tes yeux.

Envolé le lit, le taudis

dans lequel nous dormions

le grenier par dessus

cet impossible Amsterdam

Quatre années fuyantes

de quatre ans tu me devançais

le millenium aurait

aspiré tes veines

des etoiles que tu jetterais

tapis de guerre

l’art de plaire est l’art de tromper’

– Luc de Clapiers,marquis de Vauvenargues

Tu disais `les étoiles sont sommeil dans tes yeux’

et `tellement indifférente est la nuit

que sans noms restent tout les bruits’

disais-tu. Sur un arrière plan sans

promesses toute recherche se continue

Nous étions sur le tapis de la guerre

des fleurs flottaient dans nos trippes

La Chartreuse mordait méchament

dans nos dents, l’alcohool

à notre sang restait collé

Le matin arrivait derrière les lamelles

et pour la première fois on put voir

ce qui s’est emparé de nous

 

 

 

 

carroussel

Pour elle tout était devenu de l’habitude

elle ne se laissait plus par quelques raisons

dévier, malgré ce que les murs lui soufflaient

par deux fois, bien qu’elle dorme

chaque fois ailleurs. Son chemin tordu

ne soulevait chez nous

jamais de méfiance, non plus ses pas

dans la cage à escalier

Maintenant ses vêtements blancs

contrastent avec le noir

C’était ses manières. D’abord

nous osions admirer son courage

maintenant nous frémissons

mais pas comme les amants frémissent

‘La laideur, tu le sais

mon pauvre copain

est entièrement supérieure

a la beaute. La beauté

se meurt un jour

la laideur, d’ailleurs,

c’est pour toujours.’

Trad. Daniel Cunin:

 

près d’un corps endormi

‘Les mirroirs sont là, toujours présents, hélas, jamais futurs,

parfois sans tain pour les moins cons, souvent brisés pour suicidaires,

sorcières pour mateurs ou amateurs du fish-eye. Celui

de l’âme, le plus nocif, se loue à l’heure, à la journée ou à la

vie, c’est selon.’

– Préface de Gainsbourg, Coelho & Chomeau 1986

je veux que tu pénètres mes desseins

je veux que tu apprennes le prix des désirs

l’échelle des choses, je veux que tu comprennes

pourquoi on surestime l’agréable

je veux t’entendre dire :

« tout ne sert qu’à gagner

tout est tactique ; on ne fait rien

que jouer »

je veux que l’on préserve notre secret

que nous nous poursuivions sans bruit comme des chasseurs

je veux que nous soyons prêts à mettre notre âme en jeu

tout comme nous glissons une pièce dans une machine à sous

je veux retrouver le temps où je tirais des leçons de mes rêves

je veux retrouver les signes que j’ai laissés sur ta peau

je veux pouvoir te toucher des yeux dans le noir

suivre des ongles les lieux où tu es allée

je veux que tes mains me roulent dans des draps frais

je veux voir si ton flanc diffère du mien

je veux que tu sois plus forte sur la fin

je veux te laisser croire que tu gagnes

je veux que sans moi tu aies l’impression d’être une enfant trouvée

une extravagante dans le vide, je veux te voir trembloter

dans le froid. Je te veux en sueur, frictionnée

je te veux enragée, priant par contrition

je veux que tu saches lire mes pensées

je veux que tu saches toucher mon cœur

à l’endroit fatal. Peu m’importe de savoir

qui cause les blessures. Peu m’importe

de connaître leur nombre. Ne m’intéresse en fait

que ce qui me domine. Je veux être en un lieu magnifique

le jour de ma mort. Je veux pouvoir me noyer dans une Mer rouge

me blesser à un corail venimeux, m’échouer

sur une plage blanche comme neige, avec encore sur les lèvres

le goût de ton corps. Je ne veux pas te détruire

j’ignore d’ailleurs comment je le pourrais. Que ne puis-je dire :

je t’oublierai. Que ne puis-je dire :

je te laisse en paix

mais ne me demande pas de mentir

je pense tout le temps à toi, tu peux me croire

toujours je penserai à toi

 

plexus solaire

chaque jour l’impasse se courbe

un peu plus, l’espoir d’un meilleur

qu’y a-t-il d’autre au menu

réjouissances de la bouche : haleine d’Adam

miroir et ses taches de rousseur ses reproches

buée et plus. Il m’est de plus en plus difficile

de m’excuser pour ce que je laisse en plan, adresses

rendez-vous, numéros qui ne recèlent plus

qu’une fois ou deux sa voix à soi

je perds la notion des choses

et des autres dont j’ai déjà trop

parlé que j’ai trop aimés

dans le soleil ils bourdonnent tous en rond

tous alentour, ma tête pleine :

insectes qui piquent, coups de soleil

plexus solaire, cancer, capricorne, scorpion

le temps je le tiens à contre-jour comme

une reconnaissance de dettes ; avant

que l’été ne soit passé je prends un acompte

d’obscurité

docteur, la lumière dans ma tête s’épuise

docteur, j’épargne et rien d’autre, je dors mal

docteur, des nuits j’escroque l’incandescence

docteur, de ma lune, mes planètes, mes rêves

docteur, et des jours je n’emploie que ce dont j’ai

docteur, rien que le courant pour survivre

le voltage dans ma tête ?

assez pour en mourir !

qui veux venir me raconter

ce que je sais depuis longtemps

la sentence :

QUE CE QUI EST

je suis porteur de la maladie

la plus mortelle qui soit

demain on saura

si je me suis trompé

 

ad lib

au-dessus de moi cris, pas et remue-ménage

la progéniture des voisins, leurs amours (au pieu)

et leurs disputes (rubato)

de temps à autre après vingt-deux heures je tire

une cartouche dans la cour déserte de l’immeuble

silence total en moins de deux ; stupéfaction

j’ai pour habitude de

me discréditer complètement

le reste saboté est un jeu d’enfant

il me manque la tête froide, un cœur calme

une happy end. Le présent bel et bien

sans au-delà

n’en demeure pas moins : on ne peut briser certains barreaux

y a-t-il un truc indispensable

que j’aurais omis de faire ?

y a-t-il un truc qui m’aurais donné

à réfléchir outre mesure ?

des cloches en nous : guettez votre temps

la mélancolie c’est la terre en friche

entre malin plaisir et remords.

cette année il n’y en avait pas qu’un mais beaucoup

j’ai fumé des cartouches de cigarettes, avalé des centaines

de comprimés, ai eu mille fois mal à la tête

il doit pourtant y avoir une méthode

un truc que je ne trouve

ni dans le journal ni dans les livres

j’aimerais être sans cœur

l’homme en moi je ne l’estime pas

même s’il m’arrive de l’envier

on voit le soir tomber

attraper ce qui reste suspendu

en l’air ou sur du papier, croire

qu’on entend des voix

et quand on dit :

« je te veux bien »

on émet une critique erronée

comment mesurer ce qui n’est pas mesurable

apprendre la langue sans grammaire

quelle est la relation entre ce qui a

été et ce qui va arriver ?

pour l’instant l’ombre s’approche subrepticement

dans notre dos le plus beau nous suit

des yeux

reste encore le nu  

Crispés les credos, passions édulcorées.

Rejetés les dogmes, tue la faute.

Assassinée l’innocence, honteuse la confiance.

Gaspillée l’eau, impie la confession.

Reniée la communion, notre sang à nous.

Défigurés les lots à bâtir, rabougrie la terre.

Corrompue la face, notre peuple à nous.

Gâché le progrès, pare à la sécheresse.

Bois de mes paroles, creuse vers la source.

Les fruits sur les arbres, le sel de la terre.

Le cheval devant la voiture, la piteuse récolte.

Bien maigre la consolation, amer le sucré.

Rien n’est plus pitoyable, et rien ne résiste.

Vaine la fanfreluche, et vaniteuse la vie.

Déguise tes désirs, choisis qui te plaît.

Éloigne le malheur, ris des chimères.

L’homme est un animal, le monstre les hommes.

Le ciel est fini, la terre est ronde.

Prie le destructeur, supplie le Tout-Puissant.

Embrasse-moi ma mie, pardonne ma froideur.

Scelle tes lèvres, brûle toutes mes lettres.

Oublie qui j’ai aimé, raconte qui j’étais.

Danse sur l’autel, agenouille-toi devant le hasard.

Rien n’est trop fou, et rien n’est disponible.

La grâce approche, reste encore le nu.

Trad. Bernard de Coen :

« Je vous prie, Mein Herr ! »

(Don Klemente condamné à mort)

pouvoir vieillir comme autrui

ce n’est point difficile en soi

plus difficile de ne pas être reconnu

dans un pays où tout le monde

s’est caché pour son passé

‘laissez donc Don Klemente en paix’

apaisèrent les voisins lorsque les bourreaux

vinrent me chercher, ‘le brave

a déjà tant souffert dans sa vie…’

or je me trouve dans cette cellule souterraine de condamné

un gardien est goûteur de ma nourriture

comme si j’étais Néron ou Caligula

courtisan dans les limbes de l’enfer

parfois je demande : ‘est-ce appétissant aujourd’hui ?’

les hommes font comme s’ils ne me comprennent

on me veut vivant jusqu’à ce que le jugement soit rendu

avant que la cour n’ordonnât ma mort

(exécution la corde au cou)

le juge suprême trancha qu’il

n’attendrait plus mon repentir

j’arrangeai ma cravate, me levai

et dis (me raclant la gorge) :

‘votre honneur, n’êtes-vous pas juge et point rabbin ?

votre domaine, certes la jurisprudence

non pas le salut de mon âme ? Ce qui a eu lieu

a eu lieu, le regret ne rend la vie

à personne, le jugement dernier

appartient seul à Notre Seigneur’

il fait crevant

la condensation suinte des parois

même les gardiens vont baignés

de sueur ; chacun sait :

la fin est proche et pourtant

je ne ressens aucune crainte

je m’abandonne moi-même

point vous

à vous je m’abandonne

que tout ceci soit la preuve

‘fidèle à jamais !’

Herr Führer, lorsque sonnera le glas

étendez vos ailes en guise

de protection

au goût d’antan

 

            Spirits, melted into air…

– Shakespeare, Prospero

la ville est intacte mais les rues sont vides

comme si la population s’était enfuie

le temps est invisible, la mort est comme l’eau

la nuit est un drap s’effilochant à trous

laissés par des papillons

dans la matière première de l’univers

la ville est à plat et les rues commerçantes aussi

du centre ordinairement fort fréquenté

baignent dans un excès de lumière

des cheminées, des toits, des grues orange

s’illuminent contre un ciel

d’encre, de kaki, de cobalt répandus

aucun bruit ne résonne nulle part

rumeur de café ni brouhaha

même pas une portière fermée en claquant

la scène se transpose sans peine

dans les palais et jardins de Mille-et-une-Nuits

une enseigne amovible d’un grill

offre sur le trottoir des mets

‘shoarma au goût d’antan’

sur le fond perce la flèche d’une tour

au-dessus un brin de lune

voilée derrière des nuages

comme si ce ne lui était pas autorisé

de montrer publiquement son visage

pourtant elle est la seule ici qui veille

et supervise d’un œil scrutateur

cette dense agglomération

à ras bord de silence de mort

le cœur style ambré de cette ville

déjà pétrifié vivant en prospérant

comme un insecte prisonnier de la résine

empreintes digitales de la nature

pour un assassin tout cadavre est une carte de visite

tout comme nos corps sont les cartes

d’un créateur qui nous pose un à un

sur table

comme dans un jeu de patience

il ne l’emporte que

sur lui-même et estime cela

une preuve suffisante

aucun doute ne lui joue des tours

aucune honte et aucun regret

que par lui tant de choses

se sont perdues. Il sait : ( …)

s’il secoue à nouveau le tas

tout reprend depuis le début

 

Serge van Duijnhoven (1970) est né et a passé sa jeunesse à Oss, une ville industrielle du sud de la Hollande.  Il est ensuite parti etudier pendant un an aux Etats-Unis et, une fois rentré aux Pays-Bas,il démarra des études d´Histoire à la faculté d´Amsterdam. Ses débuts littéraires  datent de 1993 avec la parution d´un recueil de poèmes : Le palais du sommeil. C´est un recueil qui se veut consciemment non lyrique et dans lequel, déjà, la fascination de l’auteur pour la vie de la nuit sous ses aspects actuels se fait jour. Il appronfondit ce thème dans Les poètes ne dansent pas (Dichters dansen niet), roman parut en 1995 et décrit par les critiques comme un premier véritable roman sur le monde techno. Cet évènement a également  permi a Serge de lancer des représentations poétiques sur scène, accompagné par son groupe (dont le nom reprend le titre de son  premier roman) :Dichters Dansen Niet  (DJ, voix,violoncelliste, VJ). En parallèle, il travaille pour divers quotidiens, hebdomadaires et magazines hollandais et belges (De Morgen et De Groene Amsterdammer entre autres) en écrivant des articles à thèmes culturels et musicaux. Auparavant, Serge avait déjà fondé la revue MillenniuM, éditée par De Bezige Bij. Revue a caractère artistique, réunissant et servant de podium a tout un groupe de  jeunes artistes, architectes, meteurs en scène et écrivains de Flandres et des Pays-Bas. Pendant la guerre en Bosnie il part pour  Sarajevo en tant que correspondant journalistique pour plusieurs journaux belges et néerlandais.  En août 1995  il remporte  le `Prix Nova Makedonia’ pour les meilleurs vers sur le 34ème festival de la poésie à Struga (Macédonie). En  été 2000, il est parmis les auteurs invités à participer au  Train Literature Europe 2000, initiative pour laquelle une centaine d´auteurs de 43 pays européens parcoururent pendant deux mois, dans le train du Nord-Sud Express, onze pays.

A ce jour Serge a élu domicile a Bruxelles, apres un séjour de trois ans à Gand. Dernières publications:

Bloedtest (De Bezige Bij 2003), receuil de poemes + cd

Ossensia; Brabantse gezangen (Museum Jan Cunen 2004), roman

L’ete qui devait encore venir (prose), receuil des histoires (Nieuw Amsterdam 2007)

 

Klipdrift (Nieuw Amsterdam 2007), receuil de poemes + cd

Autres travaux de Serge van Duijnhoven:

 

Haile Selassie (Jan Mets, Amsterdam 1993), une mini-biographie sur l’empereur détroné d’Ethiopie, assasiné un an après sa déposition.

 

De overkant en het geluk – L’autre coté et le bonheur (Prometheus, Amsterdam 1995),  recueil de nouvelles.

 

Copycat (Prometheus, Amsterdam 1996), poésie

 

Eindhalte Fantoomstad – Dernier arrêt: ville des fantômes (en collaboration avec Def P. et Olaf Zwetsloot, Prometheus/Djax Records Amsterdam/Eindhoven 1997), poésie, rap et music – livre + compact disc. Livre  nominé pour le Heineken Cross Over Award 1997.

 

Obiit in orbit; aan het andere einde van de nachtObiit in orbit, à l’autre bout de la nuit (De Bezige Bij/Djax Records, Amsterdam/Eindhoven 1998), poésie et musique – livre + compact disc.

 

Liederen van Vranje (Chansons de Vranje) – un monologue écrit pour le Festival de Theatre de Tilbourg 2006.

Wij noemen het rozenNous l’appelons des roses (Podium, Amsterdam), impressions, essais et rencontres avec les habitants des Balcans. Livre  selectioné au longlist du prix littéraire de ‘Gouden Uil’.

Prix litteraires:

 

1995 Nova Makedonia Award (Festival Struga)
1997 Nomination Heineken Crossover Award 

livre + cd

  ISBN 9023410815

 

LES POETES NE DANSENT PAS ?

Serge van Duijnhoven, écrivain et surtout poète (sur papier comme dans la vie!), Fred de Backer alias Fred dB et le cinéaste Bastiaan Rombout Lips sont les trois mousquetaires qui forment Dichters Dansen Niet, en français ‘Les poètes ne dansent pas’.

Dichters Dansen Niet ce n’est pas un groupe de musique à proprement parler, mais plutôt une expérience où se rencontrent poésie, musique et image. Leurs projets peuvent varier selon les occasions et les rencontres, en Europe ou alors plus loin (et ils sont d’ailleurs présents sur la plate-forme spoken word internationale), mais ont toujours pour point commun d’explorer une certaine forme de mise-en-scène du texte écrit en alliance avec une recherche visuelle et sonore/ musicale. “KLIPDRIFT” (Mauvais sang) est leur tout dernier album sorti comme livre, cd/dvd et surtout : spectacle. Spectacle? Happening? Nous opterons plutôt pour le ‘happening’, car avec Dichters Dansen Niet il y a souvent une gaieté pleine d’imprévus, surtout du côté des invités-surprise! Que les non-flamands ou non-néerlandophones n’aient pas peur de s’aventurer dans les concerts de cette bande Belge-Neérlandaise. Elle sera trans-fontalière et trans-linguistique. Et elle sera surprenante!

Pour le spectacle de ‘KLIPDRIFT’ ainsi que celui du ‘GITANES & JAZZ’, la groupe Dichters Dansen Niet va plus loin et surtout plus profond que jamais dans son experiment deregulaire et sonore. Le trio de base, s’est renforcée avec des musiciens d’une experience et reputation formidables et même legendaires comme le contrebassiste de jazz Ali Haurand (Frontier Traffic, fondateur du European Jazz Ensemble, accompagnateur de Jacques Brel sur son dernier tour de chant en 1966) ainsi que le pianiste Edwin Berg (Perpetuum) et la legendaire shamane vocale de Tuva Sainkho Namtchylak.

(merci à Katia Rossini de Cinema Nova pour la traduction)

 

Onderkant formulier

 


 

Pays-Bas

 

Redshift[1]

Serge van Duijnhoven

 nouvelle

La Société des chercheurs en mathématiques théoriques, en physique et en astrophysique, réunie ici, au bord de la Mer Baltique, pour un congrès de l’Union européenne sur le voyage spatial, suit, cahin-caha, en ordre dispersé et avec peine, le cortège qui parcourt, en grande pompe et avec éclat, les rues de la station balnéaire. À gauche et à droite, il y a des villas en ruine, abandonnées en toute hâte par les riches familles de Prusse-Orientale à l’arrivée de l’Armée rouge. On a bourré les maisons patriciennes de six, sept ou huit familles issues de contrées lointaines et expédiées ici par le Petit Père des Peuples pour empêcher le retour des Boches. Effet drastique. Un ami à moi, pour le moment installé confortablement à Moscou, mange encore chaque jour avec les couverts en argent du buffet que les parents de sa femme ont découvert dans le logement que l’État soviétique leur avait attribué.

À mon retour à l’hôtel, je découvris une lettre glissée sous la porte de ma chambre. C’était une dépêche de Levon Zarubian, le célèbre astronome, qui m’invitait à venir le voir dans son institut en Arménie afin de discuter d’une question en toute confidentialité. Il m’affirmait que l’enjeu était grand et qu’il ignorait, lui qui avait passé sa vie entière sous le signe de la définition des facteurs manquants de l’espace et du temps, combien de temps restait avant que certains éléments n’abusent de la situation dans laquelle il se trouvait avec son institut en pleine décrépitude. « J’espère que vous êtes prêt à vous excuser auprès de vos collègues pour votre départ imprévu sans nécessairement leur en fournir les raisons précises. Vous trouverez dans l’enveloppe un billet de train qui vous permettra d’être rapidement ici. Pour diverses raisons, il est plus raisonnable d’éviter les aéroports et les grands centres de transport de ce type où vous pourriez entrer en contact avec des personnes du monde entier. Faites bonne route, mon cher ami, et veillez à être suffisamment reposé lors de votre arrivée à Erevan. Quoi qu’il en soit, dans l’attente de vous voir, je compte sur votre discrétion. »

Levon Zarubian était un spécialiste de l’espace aussi éminent que bizarre. Il s’était fait un nom dans les années 1960-1970 grâce à ses recherches sur les rayons ultraviolets et les rayons X émanant du soleil ainsi que sur l’apparition des taches solaires. Il avait atteint le sommet de sa carrière avec le lancement, à bord de Soyouz 13, des observatoires spatiaux Orion 1 et 2 qu’il avait équipés d’un télescope grand-angulaire à ménisque Cassegrain, bricolé par ses soins. Il savait ainsi placer sur la carte, avec précision et jusqu’à la treizième magnitude, les spectres d’étoiles, autrefois complètement invisibles, et il surprenait tout un chacun par les résultats de ses travaux sur la teneur en rayons ultraviolets des nébuleuses planétaires et sur l’influence des trous noirs et des naines blanches sur leur environnement. À titre de comparaison, la puissance d’observation du télescope spatial américain, installé dans le Skylab, n’était, à cette époque, que de magnitude 7. Dans les années 1960, Zarubian annonçait déjà la présence de champs magnétiques dans les nébuleuses spatiales, ce qui ne put être prouvé que quarante ans plus tard, d’après les constats établis par le télescope Hubble (conçu avec son aide). Zarubian faisait autorité dans le domaine de la substance interstellaire, des étoiles binaires, des naines blanches, des chromosphères communs (encore appelés « roundchromes ») et des amas globulaires binaires. En qualité d’universitaire, il enseignait l’astrophysique théorique et l’astro-mécanique à l’Institut polytechnique d’Erevan et à l’Université de Princeton. Il était également connu en tant que peintre, philosophe, essayiste et homme passionné de méthodologie des sciences artistiques. À l’occasion de la sortie de mon livre Les catastrophes cosmiques, nous avions entretenu une correspondance intensive au sujet de l’inexistence, alors supposée, d’un trou noir au cœur de la Voie lactée.

***

Le train fait de nombreuses haltes en cours de route, sans que l’on sache clairement pourquoi. Nous nous arrêtons régulièrement au milieu de nulle part. D’autres fois, nous pouvons lire plus ou moins nos coordonnées sur les panneaux de cabines d’aiguillage inoccupées ou incendiées où les noms de lieux figurent en cyrillique. L’attente durant ces arrêts (lors desquels nous ne pouvons pas quitter le train) nous donne en plus l’impression de faire un peu un voyage en arrière dans le temps. Les voyages à travers l’Europe de l’Est sont incontestablement aussi des voyages à travers le temps. Avancer, c’est également reculer. On avance et on retarde brutalement les pendules. On en visse et règle les mouvements peu à peu. A Kaliningrad, il est une heure plus tard qu’en Pologne ; là-bas, c’était l’heure russe. Plus loin vers l’Est, en Lituanie, il fallait tout à coup retarder les horloges d’une heure. Ce pays ne veut plus rien avoir à faire, avec l’heure russe. Un peu plus loin, à la frontière entre l’Estonie et la Biélorussie, on se défait immédiatement de cette attitude de fermeté. A partir de là, l’heure est partout celle de Moscou, la ville aux mille et un clochers. Maint despote d’Occident s’est fourvoyé à vouloir mettre la main sur les cloches de cette ville. À la frontière entre la Russie et la Géorgie, des douaniers très rigoureux et silencieux contrôlent les voyageurs à l’aide de compteurs Geiger afin de lutter contre la contrebande de produits radioactifs. Un savant murmure entre ses dents qu’il « passe quelques paradigmes en contrebande ». La plupart des passagers font comme s’ils n’avaient rien à déclarer. Le douanier poursuit tranquillement son contrôle. L’aiguille du compteur Geiger ne bouge pas.

Contrebandiers de paradigmes. Une jolie expression pour le bataillon de baratineurs à bord de ce Caucase Express qui cahote et avance péniblement.

***

Dans le couloir de l’Hôtel Erebuni à Erevan, les clients sortis du train sont accueillis par leurs valises que des porteurs ont étalées sur le sol, en de longues files, telles des sacs mortuaires. Au bar, assis sur des tabourets, des chauffeurs de taxi passent leur temps en jouant aux cartes. Les marches de la salle de réception sont en faux marbre, sans aucune chaleur. Même les lustres gigantesques irradient la pièce d’une lumière froide. L’ambiance est un peu plus chaleureuse aux étages où un tapis rouge s’étend dans les longs couloirs sans fin et où, semblables à des sphinx, des femmes de chambre surveillent les lieux depuis leurs bureaux en bois de noyer massif. Celles-ci donnent aux clients une clef en échange d’un petit papier. Ou bien elles leur donnent un petit papier en échange d’une clef. à mi-chemin des couloirs se trouvent les « buffets », des petits bars où on peut commander à manger et où, cachées derrière d’immenses vases en céramique pleins de sansevières boursouflées, assises comme des chattes mortes d’ennui, de jeunes et même de très jeunes dames de compagnie attendent un signe des femmes de chambre pour se rendre dans l’une des chambres de l’hôtel.

« The Hotel offers comfortable rooms for one or two persons as well as triples and suites, corresponding to all the modern requirements », lis-je dans le dépliant de l’hôtel qu’on a posé à mon intention, en même temps qu’un bonbon rouge à moitié humide, sur l’oreiller de mon lit d’une personne. Épuisé par le voyage, gardant mes habits, je me laisse gagner par le sommeil.

Peu après que je me suis allongé sur mon lit pour me reposer, le téléphone se met à sonner. Je me réveille en sursaut, sans tout de suite savoir où je suis. Il est deux heures du matin, je suis encore épuisé par le voyage dans la voiture poussiéreuse de l’antique train à traction diesel qui m’a conduit, à une allure d’escargot, de Moscou à ce haut plateau desséché du Caucase. Cette cocotte façonnée par les volcans. Ce royaume des pierres qui crient, ainsi qu’Ossip Mandelstam appelait l’Arménie.

« Intimat Servis, annonce une dame, d’une voix froide et impersonnelle ; voulez-vous un peu de compagnie dans votre chambre ?

— Rappelez donc demain », réponds-je, aussi furieux que stupéfié, avant de raccrocher violemment le combiné. Le matin, j’ai l’impression d’avoir rêvé de tout cela. Il n’en est rien puisque, au petit-déjeuner, des congressistes masculins racontent aussi avoir été tirés de leur sommeil par des coups de fil intimidants.

***

La route 34 en direction de l’observatoire ne paraît pas particulièrement encombrée par la circulation. Le chauffeur du minibus, qui me conduit avec deux autres passagers, démarre sauvagement et, passant devant la station de téléphérique au centre d’Erevan, emprunte un chemin en pente raide qui, après un virage, disparaît dans les montagnes. On peut dire du paysage, à gauche et à droite, qu’il est luxuriant, avec les vergers d’abricotiers et les canaux d’irrigation clapotant. Mais je vois surtout les tristes casernes d’une agglomération soviétique et les abribus en forme de poisson creux. Face au haut plateau surplombant la capitale, par-delà le plateau poussiéreux de l’Arak, s’élèvent les quatre tours de refroidissement de la centrale nucléaire de Metzamor. La centrale, dotée d’un double réacteur du type de Tchernobyl, a supporté des séismes d’une amplitude de 7,6 sur l’échelle MSK, mais l’Institut Autrichien d’Écologie Appliquée la compte sans ambages parmi les centrales les plus dangereuses du continent. La centrale est passée d’une situation « extraordinairement préoccupante » à une situation « incontestablement désastreuse » en ce qui concerne la sécurité, l’emplacement, la vétusté, l’entretien ainsi que la corruptibilité de la direction et du personnel.

Une fois passé la centrale, nous traversons un village éblouissant où s’étendent, de part et d’autre de la route, des casinos et des bordels étincelant de lumière : Stardust, Cameo, Monte Carlo, Fortuna, Gloria, Casa Blanca. Sur les devantures peintes et éclairées en permanence défilent des filles accrochées à leur barre de pole dance, des plages de palmiers et des voitures de Formule 1. Devant les salles de jeux, des voitures de gangster, type Humvee, stationnent sur le trottoir, postées comme des chars blindés.

Plus loin, je vois que, dans les collines, les parois des montagnes présentent, de façon inquiétante, beaucoup d’endroits découverts. « Cela vient des hivers rudes que nous venons de subir », raconte le chauffeur du minibus. « Maintenant que nous sommes délivrés de l’Union soviétique, nous sommes aussi coupés de leurs réserves en carburant. Les gens doivent s’en procurer où ils peuvent ».

Les montagnes d’Arménie s’étendent à perte de vue. Terre sèche d’origine volcanique, purifiée par la soude. Je vois briller, entre les rochers, de l’obsidienne, un cristal noir formé au contact de la lave par l’eau. Ces écailles sont appelées les ongles du diable. Entre les rares arbres qui sont encore debout dans les virages, en contrebas, scintillant, le lac Sevan paraît se vider lentement, à l’instar du pays. On pompe l’eau du lac en grandes quantités pour en faire de l’électricité depuis, semble-t-il, que l’Arménie s’est détachée de l’Union soviétique et que cette dernière a fermé, un par un, les robinets qui alimentaient en argent, en gaz et en pétrole ses républiques périphériques. Des conduites souterraines relient le lac à une centrale hydro-électrique qui fournit le courant nécessaire au strict maintien, en toutes circonstances, du niveau de voltage dans les hôpitaux, les usines et les laboratoires. Et donc aussi dans l’observatoire spatial vers lequel nous faisons route, perché dans les montagnes de Gerhard (prononcez « Guékhard »), célèbres pour le monastère médiéval en roche où des moines apostoliques conservent le fer de la lance avec laquelle un gardien romain aurait percé le côté de Jésus Christ sur la croix pour voir si le Messie vivait encore.

Que l’institut d’astrophysique de la faille de Garni, autrefois si réputé, dont Levon reste le directeur malgré ses quatre-vingt sept ans, puisse se trouver ici, cela m’effraie. Les immeubles de bureaux sont abandonnés les uns après les autres, partout manquent des fenêtres et des montants de porte. Apparemment, soit un incendie a ravagé les lieux, soit un tremblement de terre a secoué l’intérieur des bâtiments. Il y a partout des papiers volant au vent, des armoires renversées, des chaises et des tables sens dessus-dessous

Une secrétaire chétive me conduit au premier étage où le maître s’est retiré dans son cabinet de travail. Là, derrière une pile de livres haute comme une tour, je le trouve assis : Levon Zurabian, le savant, l’astrophysicien, le peintre et le membre d’honneur du syndicat des écrivains d’Arménie. Un homme très âgé, à moitié sourd, avec une barbe blanche mouchetée. Il réside tel un roi abandonné à sa solitude, dans un palais en ruine, ouvert à tous vents, rongé par l’humidité, envahi par la nature et le déclin, comme dans le conte de la Belle au bois dormant. À ma vue, d’un bond, le vieux savant quitte sans grâce sa chaise, avance vers moi à petits pas et me salue avec enthousiasme.

« Tiens, tiens… A point nommé ! Je vous attendais. Je suis content que vous soyez enfin là. »

Je m’enquiers des raisons de l’état de délabrement dans lequel se trouve son institut.

« Manque d’argent. Depuis le départ des Russes, nous sommes livrés à notre sort ».

Il me montre avec enthousiasme les dernières photographies reçues de Hubble, le télescope qu’il a développé. Il s’agit d’images de Pluton, la planète la plus éloignée de notre système solaire. « Ce que j’ai supposé est exact : Pluton semble être une planète double. Et, en fait, en même temps, elle semble ne pas être une planète. Mais c’est curieux de voir les photos qui prouvent tout… ».

Zarubian me précède dans l’escalier à vis qui nous mène à l’observatoire construit en coupole juste au-dessus de son cabinet de travail. Il me montre avec fierté le fonctionnement du télescope Mercator qu’il a monté et qui capte le rayonnement cosmique à l’aide de tout un arsenal d’appareils branchés les uns aux autres. La lumière peut être analysée intégralement sur une plaque d’aluminium perforée où chaque trou correspond très précisément à la place des étoiles, des systèmes et des quasars. La plaque d’aluminium peut être couplée simultanément, via 640 sources lumineuses différentes passant par un impressionnant amas de câbles de fibre optique, à deux spectrographes distincts.

C’est à peine croyable que, depuis cette tour de château improvisée, on dirige la recherche astronomique la plus ambitieuse jamais entreprise : le Projet Mercator Zarubian. Dans le cadre de ce projet, on tente d’évaluer la position, la finesse, le rayonnement et la couleur de plus d’un million d’astres situés dans un quart de la voûte céleste et de déterminer la distance séparant plus d’un million de système solaires et de quasars – les balises vacillantes qui apparaissent là où des trous noirs ont aspiré des étoiles et du gaz. Lorsque le travail sera fini, il faudra élaborer le premier atlas universel standardisé en images pentachromes de la partie septentrionale du firmament.

« Eh bien, mon ami, je veux bien vous dévoiler à présent les raisons de mon invitation. Avancez. Voyez-vous cette capsule ? ». Levon me désigne, installée au milieu de l’observatoire, une cabine en verre à laquelle sont raccordés d’innombrables câbles. « Je conserve dans cette capsule le spectrogramme qui, sans nul doute, mérite, de votre part aussi, une attention particulière. Mais qui me cause aussi bien des soucis. Parce que les rayons ultraviolets et les rayons gamma, captés au centre exact de la Voie lactée, ont conjointement produit, pour une raison inexplicable, certaines réactions optiques et finalement aussi chimiques dans la couche de couverture en aluminium du miroir du Télescope Binoculaire mesurant 8,4 mètres de rayon.

— Que voulez-vous dire précisément ?

— Ma foi, je ne peux pas le formuler autrement. A un moment donné, Dieu sait pourquoi, le spectrogramme s’est mis à réagir. Comme si la passe aérienne que nous avons pu prendre de l’astre occlus dans notre Voie lactée était venue à la vie sous une forme limitée. Le rayonnement radio provenant de la zone autour du trou noir, tel que nous l’avons observé, a eu pour incidence la formation d’un œil clos.

— Incroyable.

— Ça, vous pouvez bien le dire. Mais, attendez, ce n’est pas tout. Il se trouve également que cet œil clos bouge. »

Je regarde le savant avec stupéfaction.

« Ce n’est pas moi qu’il faut regarder, mais cet œil, là », me lance le savant en me faisant les gros yeux. « J’ai fait placer l’œil dans une capsule transparente maintenue à une température constante de 7° Kelvin. La condition idéale pour que l’Organisme Oculaire Cosmique, ou quel que soit le nom qu’il faille donner à ce machin, puisse se conserver en l’état.

— Cela doit coûter énormément d’énergie. D’où la tirez-vous, dans cet institut en ruine ?

— J’ai fait installer une liaison directe à la centrale hydroélectrique du lac Sevan. Laquelle se charge d’acheminer, en permanence et en toute sécurité, du courant, si bien que, dans la capsule, les conditions de base sont constantes. Pour le reste, j’alimente l’organisme avec toutes les ondes de lumière possibles et toutes les formes possibles de rayonnement qui nous parviennent de l’univers. »

J’étudie très attentivement la matière elliptique qui, dans la couveuse, semble vibrer doucement.

« Regardez-le encore, calmement. Et regardez donc aussi ce qui se passe si je libère le champ d’énergie du rayonnement gamma ou le spectre radiographique d’un fond sonore sur la capsule ! Regardez ! »

Je regarde, bouche bée, la tache dans la chambre forte qui, irréfutablement, après avoir vibré un court instant, se retire et découvre la surface sphérique translucide d’un organe interne, puis la couvre à nouveau.

« Vous voyez ? L’œil cligne. Ou il fait un clin d’œil.

— Dans notre direction ? Pensez-vous qu’il nous fasse un clin d’œil ?

— Je pense, mon cher, qu’il fait un clin d’œil à l’univers ».

Juste en dessous de l’observatoire, des pyramides de décombres s’élèvent, bancales, soutenues par les rochers, se réorganisant dans un affreux fracas plusieurs fois par jour, dès qu’un nouveau caillou se détache. Parfois, le bruit de ces mini-avalanches s’amplifie et recouvre celui de la rivière glaciaire qui, des montagnes à la vallée, murmure et qui, à hauteur de l’Institut, s’apaise, une fois divisée en différents petits canaux d’irrigations.

« Evidemment, la question est : quel sens donner à tout cela ?

— Et que pensez-vous ?

— Je pense, pour parler franchement, qu’il s’agit d’un nouvel indice pour ma thèse selon laquelle tout, dans cet univers, est soumis à un principe d’auto-organisation. L’univers est sa propre mère. Et il accouche continuellement d’enfants.

— Mais quel est le pouvoir d’un enfant issu du reflet complexe d’un trou noir ?

— Voilà une question intéressante. Et si vous vous donniez une nuit pour y réfléchir ? Nous pourrions peut-être en discuter davantage demain. » Levon me fait remarquer, sans ciller, d’une tape amicale à l’épaule : « Je pense que nous percerons enfin l’énigme de l’univers. Peut-être que l’existence de cet œil signifie une rupture importante, n’est-ce pas ? A demain, mon ami. Laissez-vous tranquillement travailler par tout cela. »

***

Avant de quitter l’institut, je ressens le besoin de faire une promenade le long des salles, immeubles et bureaux de l’immeuble en ruine, envahis par les ronces, les fourrés et les mauvaises herbes. L’atmosphère de désolation et d’abandon qui s’est abattue sur le terrain fait penser au film Stalker de Tarkovski. Je fais résonner ma voix dans une remise d’assemblage, vide et étouffante, où, à travers des trous dans le toit, fusent des rayons de lumière. Il y a des ruines sur le sol et j’entends de faibles bruits. Passant par la salle de montage, en partie écroulée, où les capsules Saliout étaient autrefois conçues et assemblées pièce par pièce, je monte jusqu’à une extrémité au-dessus d’un sentier d’escarbilles afin d’avoir une vue d’ensemble sur tout le terrain. En haut d’une côte, je grimpe les marches d’escalier d’un pylône par-dessus lequel pendouillent les câbles lâches d’un ascenseur de grue. Puis, je remonte vers des bandes et vais m’asseoir sur l’herbe, dans un endroit ombragé. Je regarde des papillons s’ébattre, bercés au vent, et les coupoles de l’observatoire briller au soleil. Vers midi, je me lève, brosse mon pantalon que la poussière volcanique a rendu jaune, et redescends rapidement.

Traduit du néerlandais par Christian Ghillebaert


[1] En anglais dans le texte (N.d.T.)

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